Éric Dubois : entre souvenir et méditation (méta)poétique

Éric Dubois est né en 1966 à Paris. À la fois peintre et poète, il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages poétiques et d’une palette considérable d’aquarelles et de dessins à l’encre de Chine. Après la publication de Vague à l’âme (2001), Acrylic Blues (2002), Incidences (2002), Pavé mouillé (2002), Poésies complètes (2002), Récurrences (2004) et Le Canal (2005) chez Le Manuscrit ainsi que L’Âme du peintre (2004), Catastrophe intime (2005) et Laboureurs (2006), Poussières de plaintes (2007), Robe de jour au bout du pavé (2008) ainsi que Allée de la voûte (2008) aux Éditions Encres Vives et de nombreuses publications dans les revues Les Cahiers de Poésie et Comme en poésie, c’est aujourd’hui que son nouveau recueil Estuaires vient de paraître aux Éditions Hélices-Poésie dans la collection « Poètes ensemble ».

Estuaires est le fruit d’une double quête : au fil des trente-six pages qui composent ce livre, le poète tente de sublimer ses souvenirs en œuvre littéraire pour en extraire la quintessence, mais aussi pour renouveler sans cesse le cycle de la Poésie :

Comme un mot peut emplir l’univers
dire toujours le recommencement. (p. 9)

C’est la puissance de l’eidos métamorphosé en logos qui s’esquisse dans ces deux vers. « Au commencement était le Verbe » nous apprend l’Évangile de saint Jean (I.1.) et de ce Verbe sont nés le cosmos et l’Homme. « Nommer, créer ! » écrivait Saint-John Perse dans Cohorte. La poésie d’Éric Dubois se situe au seuil entre oralité et littérature écrite, d’autant plus que l’auteur fait partie d’un groupe d’artistes qui récitent leurs œuvres à haute voix dans des cafés littéraires et lors de manifestations poétiques.

Là où le lien est fragile
un peu de nous qui s’est rompu
un peu de nous sans doute
qu’on laisse dans l’air. (p. 7)

Pourquoi l’être humain éprouve-t-il le besoin d’écrire ? La question reste délicate. Selon Saint-John Perse : « À la question toujours posée : "Pourquoi écrivez-vous ?" la réponse du Poète sera toujours la plus brève : "Pour mieux vivre" ». Pour Dubois comme pour Celan, le mot est étrangement lié à la cendre, voire à la mort :

Bois les mots qui coulent des âmes
mange la cendre. (p. 17)

Tel un Janus, le Verbe prend sous la plume d’Éric Dubois une double facette : c’est à la fois la Parole créatrice et l’incarnation du dernier râle.

Des souvenirs
qui partiront avec nous. (p. 19)

De l’écriture duboisienne se dégage une vision assez pessimiste de la poésie. Si l’objectif recherché par tout écrivain est de laisser des « souvenirs » ou des « traces » à la postérité, le poète s’est vite rendu compte qu’une telle conception de l’art n’est malheureusement qu’une illusion :

Pourquoi laisser des traces
si un jour elles s’effacent ? (p. 25)

Le temps qu’on ne peut fuir
et qui sans cesse fuit. (p. 25)

Dans l’accomplissement de l’être
il y a le sentiment que tout finira un jour
par disparaître. (p. 31)

Aussi importe-t-il de renouveler sans cesse le cycle poétique, car le temps ne cesse de s’enfuir telles les vagues d’un océan comme le précise Tilemachos Chytiris dans La fin du discours (Éd. Phi, 2003):

J’ai entendu le temps
Je l’attendais plusieurs fois
Et maintenant encore
Il bat des ailes doucement
Et son ombre tout comme une tache s’allonge
Et s’allonge
Comme un voyage
Je pars toujours. (« Océan », p. 75)

L’unique possibilité d’échapper au temps est de rester dans l’anonymat et de chercher la « porte » qui mène à l’absolu :

Quand l’être est englué dans la sève du temps
il faut savoir
rester anonyme. (p. 24)

Dans l’océan des mots je cherche une porte
Dans le combat des sens une issue possible. (p. 26)

La poésie d’Éric Dubois a aussi une valeur ontologique : écrire, c’est « plonger » dans le MOI profond et découvrir l’être dans toute son essence :

Écris dans l’être : plonge !
Plonge dans l’être : écris ! (p. 29)

À la fin du recueil, l’auteur fait le bilan de sa quête. La perspective de la poésie est déprimante : si, dans le passé, les vers ont porté leurs fruits, ils resteront stériles dans l’avenir, car les générations futures ne s’en préoccuperont plus. Ce sont des « bergers sans bâton » (p. 35) à qui le poète « a fait don de sa mémoire » (ibid.), mais ils restent des « passants d’un matin unique » (ibid.). C’est l’image d’une poésie crépusculaire qu’Éric Dubois trace dans les derniers vers de son œuvre. Il a franchi le seuil ; le point de non-retour est désormais atteint :

Qu’est-ce qui ponctue le temps ?
Des souvenirs d’îles blanches

Signes et traces dans le format du quotidien

Panne d’inspiration
ration de vie à boire sans modération ?

Point sur soi-même point de concession
que des bilans tirés au cordeau
des mots imprimés dans la peau du passé. (p. 36)
par Laurent FELS